Lettre à un jeune militant nationaliste (5/8)

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Dans cette cinquième partie, Vincent Reynouard explique comment, à partir du XVIIIe siècle, les découvertes scientifiques conduisirent à l’institution d’une société matérialiste et individualité, et pourquoi, à partir de cette même époque, un nombre toujours grandissant d’Européens n’adhérèrent au christianisme plus que des lèvres, et non du cœur.

Pour ceux qui ne les auraient pas encore lues, voici les liens des 1ère partie, 2e partie, 3e partie, 4e partie.

Nous vous souhaitons une agréable lecture.


5.8. Le matérialisme au XVIIIe siècle

En 1718, l’astronome Edmond Halley démontra que les étoiles fixes du système de Ptolémée étaient en réalité animées d’un mouvement propre. Il avait notamment remarqué que Sirius et Acteurs occupaient des positions différentes de celles notées par Ptolémée. Cette découverte que la sphère céleste d’Aristote n’existait pas.

En 1731, l’astronome James Bradley démontra expérimentalement la révolution de la Terre autour du Soleil. Face à l’évidence, le pape Benoît XIV autorisa la publication des œuvres complètes de Galilée. L’Église s’ouvrait donc aux nouvelles représentations du monde; mais elle avait un siècle de retard et le mouvement commencé sans elle (même si certains de ses membres y participèrent) s’accéléra.

En 1748, Julien Offray de la Mettrie publia l’Homme machine. Sans remettre en cause l’existence de l’âme, il soutenait que tous les processus vitaux, y compris la pensée, pouvaient s’expliquer de façon naturelle, par la matière. Le corps humain était comparable à une horloge, les états d’âme n’étaient que des états de la machine.

Cet exposé démontre que vers 750, au sein des classes instruites, l’image de l’Homme véhiculée depuis des siècles par l’Église s’était profondément modifiée. Loin d’être créé à l’image de Dieu et placé sur Terre, centre d’un univers créé pour Lui, l’Homme était devenu une machine biologique perdue dans un univers immense où les phénomènes résultaient des lois naturelles aveugles. Dans ce monde désenchanté, Dieu n’existe pas, ou du moins, Il est relégué très loin, au commencement, lorsqu’Il donna la première impulsion à la machine universelle.

5.9. L’essor logique de la Franc-Maçonnerie

Les idées neuves ne conduisaient donc pas nécessairement à l’athéisme. Toutefois, ceux qui reléguaient Dieu très loin en adoptant la nouvelle vision de l’univers ne pouvaient plus se contenter des enseignements de l’Église. En conséquence, beaucoup cherchèrent une spiritualité hors du christianisme, qu’il fût catholique ou protestant.

Au XVIIIe siècle, la Franc-Maçonnerie offrait une voie de renouveau spirituel: à tort ou à raison (peu importe ici), elle se prétendait l’héritière d’un savoir ésotérique remontant aux âges les plus reculées. D’où son succès enregistré dès le deuxième quart du XVIIIe siècle. À Paris et en province, les loges se multiplièrent, parfois dans le plus grand désordre, entraînant des querelles d’obédiences.

Certes, en tant que propagatrice d’idées nouvelles, la Franc-Maçonnerie contribua au déclenchement des la Révolution; mais elle n’en est pas la cause première. La cause première reste l’évolution de la pensée sans l’impulsion des sciences expérimentales. Ses découvertes ayant remis en cause les enseignements de l’Église sur laquelle s’appuyait la monarchie, l’Ancien Régime s’en trouva fragilisé, jusqu’à s’effondrer.

Notons d’ailleurs que si la Franc-Maçonnerie contribua, dans une certaine mesure, à provoquer 1789, beaucoup de ses membres périrent dans la tourmente révolutionnaire, victimes d’une logique qu’ils n’avaient ni voulue ni prévue.

Dieu ayant disparu ou étant relégué très loin, l’Homme devait donc organiser librement la société. De cette logique naquirent les Droits de l’homme rédigés et déclarés intangibles dès 1789. Ils correspondaient à la nouvelle vision du monde.

5.10. Le triomphe du matérialisme au XIXe siècle

Le XIXe siècle vit le mouvement général de déchristianisation s’accélérer de façon naturelle. En 1835, le théologien et historien allemand David Strauss synthétisa la critique du Nouveau Testament opérée depuis plus d’un siècle par différents auteurs. En France, ses travaux parurent entre 1839 et 1857 sous le titre la Vie de Jésus.

L’œuvre comptait trois volumes dans lesquels Strauss développait des arguments fondés sur l’étude et la comparaison des textes originaux. D’autres auteurs s’en inspirèrent pour publier de petits ouvrages et des brochures qui attaquaient le christianisme. C’est ainsi qu’une littérature qualifiée d’impie se répandit dans la société, touchant toutes les couches sociales.

Parallèlement, les sciences expérimentales poursuivaient leurs observations, bousculant davantage encore les enseignements de l’Église. La création de l’Homme fut la principale victime de ce mouvement. En 1794, Erasmus Darwin, grand-père de Charles Darwin, publia Zoonomia; or the Laws of Organic Life (La Zoonomie ou Lois de la vie organique), ouvrage qui introduisait l’idée de transformisme. Il est le premier à avoir émis l’hypothèse que la sélection naturelle et la compétition provoquaient l’évolution du monde animal.

Au début du XIXe siècle, Jean-Baptiste Lamarck supposa qu’un comportement régulier au sein d’une espèce pouvait provoquer des changements corporels transmis aux descendants. Leurs travaux furent repris et complétés par le naturaliste Alfred Russel Walace.

Ainsi émergea l’idée d’une évolution du monde qui se serait effectué lentement. En 1844, un ouvrage anonyme fit sensation: Vestiges of the Natural History of Creation (Vestiges de l’histoire naturelle de la Création). L’auteur (il s’agissait de l’Écossais Robert Chambers) émettait l’hypothèse que tout dans l’univers (planètes, roches et organismes vivants) avait évolué à partir de formes primitives.

Il encourageait l’ouverture de larges discussions sur la transformation graduelle du monde animal. Quinze ans plus tard, Charles Darwin fit paraître On the Origin of Species (dans sa version française: L’Origine des espèces): s’appuyant sur l’observation zoologique, il concluait que les différentes espèces d’animaux descendaient d’un ancêtre commun.

5.11. Les catholiques n’apportent pas les réponses adéquates

Bien que Darwin ait prudemment évité de pénétrer sur le terrain des idées générales, son travail promut le matérialisme, car il permettait de remettre en cause l’enseignement de l’Église sur la création de l’Homme par Dieu.

Sans surprise, un anatomiste s’en chargea: Thomas Huxley. Il démontra notamment qu’aucun élément du cerveau humain n’aurait été qualitativement absent du cerveau de toutes les espèces animales. L’hippocampe, par exemple, figurait également chez les primates, dont le gorille.

Un an après la publication de Darwin, Huxley sortit vainqueur de son débat avec l’évêque d’Oxford, Samuel Wilberforce. L’idée de l’Homme descendant du singe se propagea, contredisant de front le récit de la Genèse.

Certes, l’Église réagit en développant une apologétique et une argumentation contre l’exploitation athée des sciences de l’observation. Dans la France du XIXe siècle, la lutte entre catholique et anticléricaux divers se fit à armes égales. Chaque camp put s’exprimer et publier ses écrits. Des débats contradictoires furent organisés.

Dans cette confrontation, l’Église, avec sa discipline et ses moyens, était même favorisée; mais les catholiques ne surent répondre de façon convaincante aux attaques dont le christianisme était la cible. Forte sur le terrain matériel, l’église se révéla faible sur le terrain intellectuel.

5.12. Pas de complot, mais une évolution logique de la pensée

Le passage d’une vision spirituelle à une vision matérialiste de l’Homme ne fut donc pas le fruit d’un complot quelconque: il résulta d’une évolution progressive de la pensée, provoquée entre autres par l’essor des sciences de l’observation et par le développement de la critique des Saintes Écritures.

En 1904, Gabriel Séailles, auteur de l’ouvrage intitulé Les affirmations de la conscience moderne, souligna que le recul général de la Foi n’était pas dû aux attaques des « impies », mais au fait que les dogmes catholiques ne s’accordaient plus avec la vision moderne de l’univers et des ses lois: « on ne les nie pas, concluait-il, on les ignore. »

Ce constat était exact, y compris chez de nombreux catholiques (surtout parmi les hommes): certes, on allait encore à l’église le dimanche, mais la récitation du Credo était devenue automatique et dépourvue de conviction profonde.

D’où la passivité des fidèles face à la déchristianisation entreprise par la République: pour tous ces tièdes, la défense de l’Église n’était plus une priorité; l’important était la réussite sociale donnant accès à une vie que l’évolution de la technique rendait de plus en plus confortable. À la mort, on verrait bien, ou on ne verrait rien… Mieux valait donc profiter de la vie ici et maintenant.

Cette déchristianisation sans heurt a été bien expliquée par Joseph Ratzinger:

Or Dieu est « pratique »: il n’est pas seulement une sorte d’achèvement théorique de l’image du monde avec lequel on se console, auquel on s’attache, ou devant lequel on passe tout simplement.

Nous voyons cela aujourd’hui partout où sa négation consciente est allée jusqu’au bout, et où son absence n’est plus atténuée par rien. Tout d’abord, en effet, là où l’on omet Dieu, tout paraît continuer comme auparavant. Des décisions fondamentales qui ont été prises, des formes fondamentales de la vie demeurent, même si elles ont perdu ce qui les justifiait. Mais lorsque, comme le montre Nietzsche, le message de la mort de Dieu est entendu réellement et qu’il touche les hommes dans leur cœur, tout devient différent.

On le voit aujourd’hui pour une part dans la manière dont on traite la vie humaine dans les sciences, où l’être humain devient tout naturellement un objet technique et disparaît de plus en plus en tant qu’être humain. Lorsqu’on « cultive » techniquement des embryons pour avoir du « matériel de recherche » et constituer des réserves d’organes destinés à servir ensuite à d’autres humains, il n’y a déjà plus guère de cri d’effroi.

Le progrès exige tout cela, et ses buts sont nobles, bien sûr: améliorer la qualité de vie des hommes, de ceux, en tout cas, qui peuvent se permettre de recourir à de tels services. Mais si l’homme, dans son origine et dans ses racines, n’est pour lui-même qu’un objet, s’il est « produit » et qu’il est sélectionné dans cette production en fonction de souhaits ou de l’utilité, qu’est-ce que l’homme doit réellement penser encore de l’homme? Comment se comporter à son égard?1

5.13. L’impasse du matérialisme comme vision de l’Homme

Cette dernière réflexion atteste que les partisans du matérialisme n’étaient pas d’odieux personnages adeptes du mal; ils étaient, au contraire, persuadés que le progrès, dans le domaine matériel, apporterait à l’humanité le bonheur par le confort, la santé et l’abondance pour chacun. Telle fit la racine de la société individualiste.

Toutefois, leurs convictions se sont révélées fausses. Le philosophe Denis Marquet parle d’une « modernité occidentale à bout de souffle »:

Elle a libéré l’individu de la sujétion à un pouvoir qui s’exerçait au nom de la transcendance, ce qui était nécessaire; mais elle l’a fait en niant la transcendance, privant l’individu de tout principe d’unité avec les autres, dépouillant sa vie de sens et le vouant à exister seul et séparé. Ainsi, la modernité finissante engendre-t-elle un monde où l’on réduit l’homme à sa dimension d’acteur économique, son désir à la pulsion de s’enrichir et de consommer, autrui et la nature au rang d’objet à exploiter. Un monde où l’être humain se sent perdu, ne cesse de mendier des compensations dans la dépendance aux regards des autres, le mirage fusionnel et les addictions pulsionnelles2.

La raison profonde de cet échec est simple: l’Homme étant une créature spirituelle, elle aspire à l’infini. Denis Marquet explique: « Notre désir est infini. Et, lorsque nous cherchons à combler par des biens finis un désir infini, nécessairement, nous sommes frustrés; nous souffrons. Telle est notre maladie existentielle. »

Suite: 6e partie.