Dans ce cinquième article de la série Pourquoi je suis judéo-indifférent, Vincent Reynouard retrace l’évolution intellectuelle et sociale de la France à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Là encore, nul besoin d’invoquer un complot pour expliquer, au sein d’un peuple devenu foncièrement républicain, la montée de l’individualisme et du matérialisme ainsi que leurs conséquences.
Voici les liens vers les précédents articles de cette série:
– première partie;
– deuxième partie;
– troisième partie;
– quatrième partie.
Républicains par conviction
Albert de Mun avait donc raison: le XIXe siècle avait été celui du pouvoir absolu de la « bourgeoisie matérialiste ». Mais il avait tort de croire que ce pouvoir s’écroulait.
Il ne s’écroulait pas, car dans leur grande majorité, les Français soutenaient la République. En 1878, l’un d’entre eux lança: « La république est de droit, les deux tiers des Français sont républicains, aucune forme de gouvernement n’a pu être appuyée par une majorité de citoyens plus dévoués1. » L’avenir lui donna raison contre A. de Mun.
J’ajoute qu’être républicain était un sentiment profond. En octobre 1904, un organe de promotion du laïcisme expliqua:
Qu’entend-on par « être républicain? » […] Si nous en voulons comprendre la belle et haute signification, il faut rassembler tous les caractères qu’ont donnés à l’idéal républicain les hommes de la grande Révolution de 1789 et de 1793 et les penseurs du siècle dernier2.
Individualistes par habitude
Quatre ans plus tard, toutefois, un prêtre souligna que ces idées révolutionnaires menaient naturellement à l’individualisme:
Si […] le fléau de l’individualisme a sévi au sein de notre société, ce n’est pas, croyons-nous, au tempérament français qu’il faut en attribuer la cause, mais à la législation issue de la Déclaration des Droits de l’Homme, qui a introduit chez nous des habitudes ayant peu à peu revêtu toutes les apparences d’une seconde nature.
Reposant sur un concept faux de la liberté individuelle, cette législation, œuvre de philosophes plus accoutumés aux abstractions qu’aux réalités, considérait l’individu comme absolument autonome, étranger à toute solidarité, affranchi de tous liens sociaux3.
En 1895, un auteur clairvoyant nota:
c’est surtout chez le peuple le plus individualiste, chez les Américains du Nord, qu’on peut prendre sur le fait ces excès [de l’égoïsme]. Il serait puéril de les nier; il peut, au contraire, être utile de les connaître pour les éviter.
L’Individualisme y a pénétré jusque dans la famille, dont les liens sont plus relâchés que dans n’importe quel autre pays. Le mari est toute la journée à ses affaires; la femme, pendant ce temps, abandonne ses enfants aux domestiques, pour aller faire ses emplettes ou ses visites […] Le même principe domine dans la vie commerciale et industrielle; tout semble permis pour faire fortune; la concurrence est effrénée4.
Matérialistes par goût des plaisirs
Cet appétit pour les richesses et ce manque de solidarité à une époque où l’industrialisation se consolidait fut une des causes de la paupérisation des masses ouvrières. Dès 1850, Pierre-Sébastien Laurentie, un catholique antilibéral, souligna:
Dans les temps de pur matérialisme industriel, la cupidité fait l’esclavage du peuple alors toutes les âmes sont fermées à la pitié.
L’amour du luxe y domine tous les sentiments de la nature; et que peut faire le peuple pour se soustraire à la servitude qui le menace? Le peuple va, comme toujours, plier la tête sous cette loi inexorable qui le condamne au travail; mais l’industrialisme la lui rendra plus rude et plus pesante.
Point de repos sous cette féodalité barbare; si le peuple se repose un jour, on ne lui donnera pas de pain pour les autres jours; alors le travail est sans relâche. Le corps est engagé dans une condition de sujétion, qui en fait une mécanique dont on a calculé les produits. Quant à l’âme, elle ne compte plus dans l’homme; elle est de trop on la lui fait oublier, s’il est possible5.
Mais si je n’ai pas d’âme et si à la mort, je sombre dans le néant, alors je dois tout faire pour que cette existence soit, sur le plan matériel, la plus confortable possible. D’où cet appétit du luxe qui gagna les masses défavorisées.
À propos de l’exode rural, en 1876, l’auteur d’un rapport très complet souligna:
Ce sont […] généralement les travaux des champs qui sont abandonnés pour ceux de l’industrie, en vue de salaires plus élevés, du moins en apparence, et des jouissances qu’ils doivent procurer8
Exagération? Nullement. En 1897, un socialiste lança à l’adresse des nantis:
Nous aurons toujours, quoique pauvres, le goût du luxe, messieurs […] Nous aimerons de plus en plus ce qui est bon, beau, grand, en un mot tout ce dont vous jouissez et qui nous coûte tant de peine et de privations.
Tout vient du peuple, c’est lui qui prépare votre luxe, c’est à lui que vous le devez; tout sort de nos mains et vous voudriez que nous bannissions de notre cœur l’espérance d’en jouir un jour?
Mais ce qui nous différencie, c’est que nous ne voulons pas, comme vous, pour vivre heureux, que la plus grande partie de nos semblables soit privée de tous les plaisirs. Nous voulons simplement notre place au grand festin de la nature et nous y avons plus de droits que vous, puisque c’est de notre travail que sont nées toutes les richesses9.
Des conséquences sociales désastreuses
D’où cette société du tous contre tous et la ruée générale (riches et pauvres) vers les plaisirs matériels divers. En 1879 d’ailleurs, un auteur avait noté à propos de la condition ouvrière assez déplorable sur le plan matériel et moral:
[on] a cherché le remède dans l’augmentation des salaires, dans l’association, dans la participation aux bénéfices, etc.
Comment se fait-il qu’[on] n’ait jamais eu l’idée de le chercher là où il est véritablement, c’est-à-dire dans l’observation de la loi morale et dans les conditions qui la favorisent, c’est-à-dire dans l’épargne, dans la famille, et particulièrement dans l’observation de la loi religieuse?
Pourquoi l’a-t-on toujours cherché dans des procédés empiriques, au lieu d’avoir recours à ceux qui atteignent le mal lui-même dans les profondeurs de la nature humaine?
N’est-ce pas parce que personne n’avait de goût pour le remède, ni les ouvriers, ni la classe dirigeante elle-même?10
L’auteur avait raison: personne ne voulait un retour à la morale d’antan; par conséquent, l’immense majorité était coupable. En décembre 1914, traitant des causes providentielles de la guerre, un prêtre déclara:
Nous avons à payer les péchés de tout le peuple, à commencer par la profanation du dimanche.
Nous avons à payer l’indifférence générale, cette vie païenne qui ne s’occupe plus de Dieu.
Nous avons à payer la licence effrénée des mœurs, dont les modes indécentes du jour ne sont pas l’indice le moins indicatif.
Nous avons à payer l’amour du luxe, du confort, de la vie facile qui, depuis des années, envahit toutes les classes et qui est en opposition directe avec l’esprit de l’Évangile11.
Il n’y avait donc pas un peuple victime face à des « méchants »; il y avait une masse déchristianisée et avide de jouissances matérielles.
(À suivre)